
Holà de las Canarias !
On a mis l’ancre au mouillage* de Las Palmas jeudi matin, après une semaine de navigation – la plus grande que j’ai faite, finalement. Une réparation obligatoire de l’AIS (le système GPS qui permet de synchroniser la position du bateau, donc la vitesse, le cap, le pilote auto etc) nous impose cette escale imprévue, qui sera finalement longue de presque une semaine.
Comme d’habitude, j’essaierai de transparaître de la meilleure manière ce qui s’est passé depuis mon départ de Gibraltar, l’enchaînement inextricable de situations, de pensées et d’interactions humaines, le bourdonnement des changements intempestifs de dynamique… bref, tout le toutim.
Gibraltar, le départ sur fond d’une acide découverte du bateau
J’arrive à Gibraltar quelques heures avant notre départ en mer, complètement déphasée par une courte nuit dehors à Séville. Je rencontre l’équipage rapidement, on parlera plus tard, tout s’enchaîne, la logistique prime pour ce grand départ. Je découvre le bateau, et instantanément, un terrible étau de nostalgie m’étreint.
Le cata est monstrueux. Un peu plus grand qu’Adishatz en longueur (51 pied = 15,45m), et presque autant en largeur. Chaque cabine a sa salle de bain, et quand je dis salle de bain, c’est toilettes + DOUCHES. Trois frigos, une cuisine ouverte où l’on pourrait tenir facilement à 20, un grand espace sur le toit, avec un filet tendu entre les coques à l’avant… Je pourrais presque y faire un jogging. Un océan entre le standing de mon premier navire chéri et cette bête de luxe flambant neuf. Prenez mon aspiration boboïque à un confort nautique le plus piteux possible pour me sentir vivre l’aventure, ajoutez-y un manque crucial de sommeil pour cause de SDFitude espagnole, et vous aurez une idée de l’état d’esprit dans lequel je mets les pieds et le backpack sur le bateau. A croire que je regrette le sol de la gare de Séville.
Ce tableau me projette alors dans une intensification lancinante de mes souvenirs sur Adishatz. Je ne peux m’empêcher de vivement comparer les embarcations et leur fonctionnement. Ici, un bateau IKEA sans âme auquel on ne peut s’attacher. La vastitude du bateau mettra autant de distance dans les relations de l’équipage, me dis-je. D’autant plus que le système de quarts est très différent, et décoordonne les rythmes. Christophe, le capitaine, nous le récapitule lors du déjeuner briefing qui précède notre départ. Toutes les six heures, nous devrons faire trois heures de quarts divisées en deux : la première heure et demi à la watch, la deuxième au steering, donc à la barre. Les quarts, en duos ?? Même la journée ? Voilà de quoi me décevoir, et finir d’éclater ma bulle adishatzienne, où chaque quart était un instant de pure magie nocturne, un moment unique de contemplation et d’émerveillement en solitaire. Christophe finit son brief sécurité / logistique, huilé à l’expérience des convoyages et équipages divers. C’est parti, on décolle : cap sur les Canaries.
L’équipage : validé !
La première nuit, j’oublie de me réveiller à 4h30 pour mon quart. Je débarque encore dans les bras de Morphée en m’excusant, ce à quoi Christophe me répond : « c’est trop tard pour être désolée ». Rustre, le bonhomme, mais je découvrirai que s’il peut être un peu sec et impatient dans les formes, il est vraiment intéressant et d’une très bonne compagnie lors de mes quarts. Il a beaucoup voyagé sur les bateaux pour son taff, a enchaîné les expériences, en bref, a vu le monde et ça se sent. On se marre bien ensemble et j’apprends pas mal sur sa vie et sur les bateaux. Il me raconte ses boulots, la mort de son père, il fume cigarillo sur cigarillo (ça pue), on refait le monde.


Janet, sa compagne, est mi-allemande mi-thaïlandaise. Fraîche et pétillante, son mélange culturel et son esprit libre l’ont menée dans une multitude de vies différentes et loufoques qui la rendent aussi incroyable que facile.


Stéphane, le troisième pro, m’enthousiasme beaucoup moins. Se présentant comme blagueur, il émane un certain mal-être l’amenant à combler les silences et à affirmer son égo parfois au détriment des autres, sans trop d’intelligence relationnelle qui pourrait l’aider à se taire où à capter l’ambiance qui l’entoure. Au début, je m’entends bien avec lui, mais très vite, je peux plus me l’encadrer. Sa présence m’oppressant et devenant très désagréable, je décide de dépenser un minimum d’énergie autour de lui et de m’efforcer à l’ignorer. Mais en passant 1h30 de barre à ses côtés toutes les 7h, c’est compliqué. La principale épreuve de cette traversée est humaine, je le savais…
Mattéo, 19 ans, est en quelque sorte en formation. Il se rend en Guadeloupe pour choper de l’expérience sur les bateaux, suivant la trace professionnelle de son père. Très gentil, tranquille, un peu paumé. Pour ponctuer cette joyeuse description, Émilie, 27 ans, au début d’un long voyage et d’une longue route pour amorcer un virage dans sa vie – notamment loin de l’alcool qui lui était bien toxique. Je découvre rapidement une fille que les extrêmes attirent comme un aimant, fonctionnant par coups de tête délirants, toujours surprenante et prête à de franches rigolades. On passe beaucoup de temps à discuter, elle est aussi super intéressante, bref, c’est chouette. Verdict : à part Stéphane avec qui c’est plus compliqué, je suis plutôt gâtée, l’ensemble est cohésif et je me sens bien. Ce n’est pas du tout la même dynamique ou peut-être la même ouverture que sur Adishatz, mais voir ces différences est intéressant.



Mais bien sûr, si Émilie est une fille proche en âge et super cool, ma Nini reste dans la tête et notre complicité me manque ! Mes débuts sur le cata sont difficiles, tant je suis nostalgique. Je pense constamment à mon ancien bateau et équipage. Où sont-ils ? Comment se passe la vie à bord depuis mon départ ? Arrivent-ils bientôt aux Canaries ? Leur mer doit être aussi plate… Comme Étienne et sa tranquillité me manquent aussi ! Et les voiles…
Navigation multicoque : les moteurs à l’honneur
Les choses changent vite, se mettent en place. Chaque jour qui passe me conforte dans mes impressions sur le cata. Je comprends que c’est vraiment pas un bateau fait pour naviguer sur d’aussi grandes traversées, mais pour rester au mouillage dans les Caraïbes en charter. C’est trop gros, très confortable, trop encombrant, ça ne remonte pas au près, les sensations de la mer sont annihilées par la (relative) stabilité du bateau. L’océan s’apparente alors plus à un décor qu’à l’essence de notre déplacement.
Par ailleurs, le vent est aux abonnés absents. Je comprends alors la grosse différence entre le convoyage et la nav de plaisance : pour la première, le but est la destination ; la deuxième, c’est ce qu’il y a avant de l’atteindre. Ça n’alimente pas vraiment une extase collective d’être en mer. Finis les virements de bords : ici, on trace en route directe, peu importe le vent de face ou d’arrière. Christophe me le confirme franchement pendant l’un de nos quarts : « Je ne naviguerais certainement pas de la même manière si c’était un bateau privé. Je fais mon boulot ; on me demande d’amener le bateau d’un point A à un point B. Je m’en fous de cramer du gasoil, c’est pas moi qui le paie ». Ah oui. Ainsi voilà les moteurs, qui se mettent en route dès le détroit de Gibraltar, et ne s’arrêteront pas. La plupart du temps, les voiles restent tristement alitées. Déception !
Rapidement, le doute s’installe. Une transatlantique c’est unique, et je ne pensais pas la vivre comme ça. Le monocoque me manque. Je réfléchis à débarquer aux Canaries et à chercher un autre bateau, plus petit, pour une vraie navigation à voiles. Je suis très partagée : d’un côté, la sécurité d’embarcation, le timing pour atteindre plus rapidement les Antilles et l’Amérique du Sud en général, aller au bout des choses, respecter mon engagement, un équipage sympa. De l’autre, l’attrait de l’imprévu et de l’aventure, la navigation en monocoque et de plaisance… Mes tergiversations se font pesantes et j’en parle à Christophe, qui comme je l’avais prévu, ne saute pas de joie devant mes doutes. On verra aux Canaries…
Une impressionnante mer pétolienne
Je suis sévère avec ce bateau, mais il faut aussi dire qu’on n’a pas été gâtés : quasiment aucun souffle d’air. Le vent est tombé la plupart du temps sous les 10 nœuds (environ 18 km/h). Je n’ai jamais vu une mer comme celle qu’on a traversée, et ne pensait pas que c’était possible de la voir dans un tel état aussi longtemps. Un désert aqueux. Un champ infini de longues dunes bleu pâle miroitant les couleurs pastel d’un ciel immaculé. La longue houle engloutit l’horizon à une cadence régulière, modifiant notre gravité en fonction du balancement du bateau dans ses creux ou bosses. Quelques fois, une légère brise se lève et vient rider la surface ondoyante des dunes océaniques, comme si la mer avait la chair de poule. Souvent, ces longues et calmes vagues me font penser à la respiration qui serait celle d’un immense animal. Janet parle de la mer comme d’un bébé : parfois il sommeille, parfois il se réveille et il hurle. J’aime bien cette comparaison. Pauvre océan, me dis-je : on ne doit pas être la seule embarcation à le pourrir de gasoil dans son sommeil pour compenser le calme de son copain le vent.





Cette impressionnante tranquillité projette dans une autre dimension. Nous ne sommes plus que six sur terre dans un appartement flottant sur l’infini, envoûté par cette surface quasi plate de tous les bleus. Seul le bruit des moteurs vient couper court à cette sensation d’immobilité, et rétablit une notion de destination. Les jours s’égrènent et la houle longue ne cesse pas. La nuit, elle reflète la Lune qui grossit chaque jour, aspirant les étoiles dans sa luminescence.
Nav parsemée d’apparitions animales
Quelques fois, des apparitions animales défigent ce décor. Chaque jour apporte son lot surprises. Comme cette fois où une impressionnante tribu de dauphins, sans crier gare, jaillit des flots à l’unisson en une grande ligne avant de disparaître aussi furtivement qu’elle est apparue. Le dimanche, on traverse une « turtle highway » selon les mots de Janet : une douzaine de petites tortues se laissant dériver et séchant à la surface de l’eau. Curieux phénomènes que l’on n’explique pas. Un autre jour, Janet, le sourire émerveillé, pointe du doigt l’une de ces lointaines ondulations du désert océanique en un chuchotement béat. Je saute sur les jumelles. Des globicéphales – sortes de dauphins noirs – se balancent tranquillement à la surface de l’eau, laissant entrevoir leurs ailerons de temps à autre. Ils ont l’air d’être une bonne trentaine, sur une grande surface. Et là, sans crier gare à tribord, un dauphin surgit vélocement des flots en atteignant au moins ma taille en hauteur, dans un saut périlleux ponctué par un plongeon sur le dos. Wow. On oublie vite, lorsqu’il est calme, toute la vie qui peuple cet océan. Tout ce qui se passe sous nous sans que nous en ayons la moindre idée… Ces spectacles éphémères nous rappellent à notre ordre minuscule.



Vie à bord sur rythme de quarts
Quelques jours après notre départ, la vie à bord commence à être ce qu’elle est. Je commence à récupérer et à me faire au rythme en pouvant faire autre chose que : quart / pioncer / quart / pioncer… La journée, lorsque le pilote marche, on vaque à nos occupations en gardant un œil sur l’AIS lorsqu’on est de watch. Les quarts rythment tout. C’est une habitude un peu dure et fatigante à prendre. On ne dort jamais plus de 5h30 continument. Venant d’Adishatz, j’ai bien du mal à comprendre pourquoi on doit être deux, mais ainsi soit-il, à chaque bateau son fonctionnement et je l’ai compris, convoyage oblige à la rigueur. Les conditions rendent Christophe et les quarts plus cool, toutefois. Ils sont moins pénibles et le rythme est moins effréné.


Sans réseau sur l’océan, on dispose en apparence d’un temps infini mais en réalité, les jours filent bien plus vite que notre navigation pétolienne à la vitesse d’un gros escargot dopé au gasoil. Mes journées sont partagées entre écriture (beaucoup), discussions, lecture, quarts (beaucoup trop) et sommeil (trop peu). On avance à environ 4/5 nœuds en moyenne (environ 9km/h), les Canaries approchent au fil des jours. La longue houle qui constitue notre écran huile nos rapports. Les discussions s’intensifient, et ainsi entourée, je suis en ébullition d’idées et d’inspirations.



Une semaine plus tard : arrivée aux Canaries
Mercredi 9 novembre, 13h15. Terre à bâbord !! Je me réveille pour mon quart et aperçois une terre tourmentée tout en relief. Lanzarote. Moins de 24 heures après, on approche de Las Palmas de Gran Canaria. Le matin de notre arrivée, je suis de quart. Encore dans la nuit, je me lève et aperçois en sursaut la terre toute proche. Énorme. Imposante, agressive de lumières éparses et criardes qui violent le noir de la nuit. Même sur l’AIS, la terre amène un regroupement de bateaux signalés par une avalanche de signaux rouges et d’alarmes qui la rendent menaçante et agitée. En mer, le plus grand danger, c’est la terre, me diraient tous ces marins…


Je décide de rester à bord jusqu’aux Antilles. Le respect pour l’équipage et pour mon engagement tranche la question. J’avais dit que j’irai au bout, je vais au bout. Tant pis pour les monocoques, j’aurai l’occasion de retourner à ces nav tôt ou tard.
Retour sur Adishatz !
Sitôt débarqués à Las Palmas, je passe un coup de fil à Étienne ; ils sont arrivés quasi en même temps que nous mais à Ténérife, une autre île de l’archipel, après dix jours de nav depuis Muros. Très vite, je me rends compte qu’on va rester quelques jours à Las Palmas. Je prends des billets de ferry, hop Adishatz j’arrive !! Ravie de m’éloigner de Stéphane et de prendre un bol d’air, je passe finalement deux jours et deux nuits sur Adishatz. Quel bonheur de se retrouver et de débriefer nos traversées respectives. Le bateau accueille l’ancien équipage avec Jean-No et Arnaud qui repartent le dimanche en France, et le nouvel équipage (avec Nini et Étienne) qui ira jusqu’au Sénégal pour bosser pour l’asso Voiles Sans Frontières sur différents projets, en passant par la Gambie pour déposer 200 kg de prothèses de jambes pour l’asso Nav Solidaire. Samedi matin, la télé locale passe sur le bateau et prend des rushs pour communiquer sur leur initiative. Je suis peut-être passée à la télé canariote d’ailleurs, passagère clandestine que je suis.



Samedi, on part en petit road-trip avec Nini, JN et Arnaud au pied de l’imposant volcan Teide pour se balader. Je suis ravie de repasser du temps avec eux et d’avoir l’occase d’aller à l’intérieur de l’île volcanique aux décors lunaires… Ma visite s’enchaine vite entre balades et apéros. Le nouvel Adishatz se prépare pour leur nav jusqu’en Gambie.





Mon deuil d’Adishatz a été fait en partant de Gibraltar ; je suis en paix avec ma propre route et les deuxièmes au revoir sont bien moins émotifs. Bon vent Adishatz, encore une fois…
Ah, et plot twist capital !! Hier matin, alors qu’on buvait tranquillement le café dans notre palace flottant, Stéphane annonce sans la moindre pression à Christophe et Janet qu’il se casse, sans trop donner d’explications. La très relative affection qu’on lui portait avec Émilie devait être réciproque. Quelques heures après, il partait vers l’aéroport pour rentrer en France. Ah d’accord. Christophe et Janet ainsi plantés, se retrouvent à devoir lui trouver un remplaçant très vite. Difficile de cacher ma joie ! Beau soulagement. Merci Stéphane, sans rancune, adios. C’est donc Rico, un ami du capitaine, qui viendra faire la transat en tant que second. Il arrive jeudi. Ça laisse le temps à Carlos, l’électricien-ingénieur-génie qui s’occupe de notre bateau, le temps de finir d’installer le nouvel AIS et compagnie. On devrait donc partir jeudi ou vendredi. Encore une escale allongée par les aléas des bateaux et en l’occurrence, par des humains Stéphaneux…
Pour conclure cette actu, cette deuxième expérience me permet de mettre en gros relief ma première navigation. J’ai compris beaucoup de choses que j’ai déjà détaillées, tant sur les bateaux, les différentes navigations, que sur les rapports humains qu’ils abritent. C’est assez spécial de commencer un voyage par le fait de côtoyer des personnes qu’on ne choisit pas. Passer du rien au tout. Pas d’autre choix que de s’adapter aux autres, nos interactions immédiates étant restreintes à ce nouveau cercle social. Le départ de Stéphane m’enchante et me fait dire que malgré mon aversion au bateau luxe et aux quarts en duos, je suis confiante dans mon choix de poursuivre l’aventure transat à bord. Le confort du bateau me vole un peu le caractère aventurier de ma traversée, mais ainsi soit-il… Et vu le nombre de bateaux-stoppeurs en quête de transat que je rencontre tous les jours sur les pontons, je suis un peu contente d’échapper à cette recherche acharnée et de ne pas faire la difficile.
Fin de semaine, nouveau départ, pour cette fois-ci trois semaines coupée du monde.
* Un mouillage, c’est mettre l’ancre vers la côte au lieu de mettre les amarres à un point fixe. Ça peut être relou parce que le capitaine a moins l’esprit tranquille que si le bateau est bien rangé au port, sans pouvoir bouger du tout. Et on dépend de l’annexe (petit zodiac que chaque bateau a sur l’arrière) pour rejoindre la terre. En l’occurrence, y’a tellement de bateaux qui partent en transat en ce moment et qui font une escale ravitaillement aux Canaries, que le port était complet et qu’on a pas eu d’autre choix que de mouiller.
hello chérie, moi aussi je n’aime pas les Quatas… préfère de loin le monocoque!!! trop bien cette lecture.. j’en attends plein d’autres… Je t’embrasse aussi fort que je t’aime